Heels over head, Juin 2024
Galerie Loevenbruck, Paris
Il y a trois ans s’est tenue la première exposition personnelle de Chloé Royer. Elle se déroulait dans une pièce aux murs délabrés, au plafond très élevé, au parquet inégal et dont on disait que Karl Marx avait été locataire. Cette exposition, pour laquelle j’avais écrit un texte, était née d’un geste nous liant l’une à l’autre et venu sceller plusieurs années d’amitié : des prototypes de chaussures retrouvés dans un ancien magasin familial et donnés à Chloé. Elle avait travaillé plusieurs mois, cherchant ce qu’elle pourrait bien en faire. Face au polystyrène, au plastique, au similicuir, elle avait opté pour le bois. C’était la première fois qu’elle sculptait avec.
Depuis, Chloé a pratiqué d’autres médiums, modelé d’autres formes, qui dans leurs différences sont restées fidèles à ses obsessions. Une installation publique dans un parc nord-westphalien (We would survive but without touch, without skin, 2021) ; une performance teintant des tissus de fruits, de jus, d’écorce, cramoisis sous plusieurs heures de soleil (Variations des cœurs, 2021) ; des reflets déformés par l’eau, noyés dans des portraits, imprimés comme des photographies (Magma, 2023) ; ces mêmes reflets chorégraphiés dans une vidéo (Limb, 2023) ; des silhouettes chromées respirant en plein air (Tout ce qui tombe, 2023) ; des créatures de céramique, leurs tentacules cuits dans l’émail (Domna, Osmonde et Etmel, 2023).
Pourtant, au printemps de 2024, ce sont ces jambes qu’elle choisit de rechausser. Comme si ces sculptures n’avaient fait que leurs premiers pas, qu’il faudrait que ces excroissances poussent encore un peu. Aux nouveaux os répondent de nouveaux empilements, mais la composition reste identique : un heureux alliage de matériaux disparates, où le silicone enlace le bois, hissé depuis des socles en souliers. On y retrouve ce qui s’est depuis imposé comme une des signatures de l’artiste : la minutie du geste mêlée à la marque de l’usure, un vocabulaire formel d’ondes et de galbes rencontrant certains artifices de la féminité. Je pense à ces faux ongles assemblés en coraux, emberlificotés dans des maillages monumentaux (Xenophora [kiss], Xenophora [mother], 2022) ; à cette tresse de Raiponce, sa blondeur répandue au sol, dépassant depuis la fenêtre d’une ancienne école de garçons comme un appel à la fuite (Xenophora [Sila], 2022).
Peut-être ces jambes présageaient-elles aussi des échappées ; qui sait si elles ne s’apprêtent pas à courir, à se prendre à leur cou, se défaire de leurs coups, de ce qui leur a coûté. En les regardant, je pense à cette citation que l’autrice Aurelia Guo fait de Lauren Berlant : « Ma mère est morte de féminité… Dans son adolescence tardive, elle s’était mise à fumer, parce qu’on vendait cela comme une aide pour perdre du poids. […] [et] s’était [aussi] mise à porter des talons hauts… Plus tard, elle s’est fait avorter et, en sortant de l’opération dans ces mêmes talons, elle était tombée dans un escalier, se blessant le dos de manière permanente. Des décennies après, lorsqu’elle était vendeuse à Bloomingdale’s, elle était forcée de porter […] plus de 220 kilos de vêtements par jour. […] [ce qui] malmena davantage son dos, avec pour résultat une surconsommation d’antidouleurs qui altérèrent ses reins […]. Plus comiquement, elle fut partiellement amputée de deux doigts à la suite d’une infection des ongles qui avait dégénérée après une french manucure¹, […]. »
De l’anglais, il me revient alors cette étrange homonymie entre le substantif heel (« talon ») et le verbe to heal (« guérir ») ; comme si le second appelait nécessairement le pansement du premier. Il me revient aussi ces différentes expressions qui s’accordent à faire de la chaussure le lieu d’un face-à-face. Le dicton voudrait ainsi qu’on marche plus d’un kilomètre dans celles de quelqu’un·x·e d’autre avant de pouvoir le·a juger (To walk a mile in somebody else’s shoes). Et c’est littéralement la tête au-dessus des talons que l’on bascule lorsqu’on tombe amoureux·euse (To fall head over heels for someone²). Chloé renverse à son tour l’énoncé pour donner à l’exposition son titre : « Heels over head » – une inversion des termes qui joue sur l’ambivalence du mot over. Non seulement les talons sont-ils au-dessus de la tête, mais ils lui sont préférés – selon la phrase to pick something over something else³. C’est rappeler que Gina 105, Lispsia 70, Sumoh, Serena TR et Aude 90 n’ont pas de visage ; que leurs mimiques sont toutes dans leur posture, leur agencement ou dans ce tracé anatomique, qui parfois se détaille, vertèbre après vertèbre ; et parfois s’affirme avec la netteté du dessin. Certaines articulations s’encastrent ainsi à la manière d’un pantin. Elles empruntent au Kapla, au lance-pierre, à ces poupées qu’on rafistole après les avoir démembrées. Quelques années plus tard, ces sculptures continuent d’invoquer l’âge de l’enfance et le régime du jeu. Peut-être assument-elles davantage leur bricolage, leur caractère d’artifice, puisqu’elles exhibent ici le secret qui les maintient : ces plaques d’acier, au départ masquées par un assemblage de tapis, et au-dessus duquel les jambes donnaient l’impression de flotter.
« Heels over head » a fait grandir l’ancrage plutôt que l’illusion. Elle a délaissé l’énigme pour montrer les ficelles du métier. Si l’on s’approche, on verra bien le lissage du bois, la précision des découpes. Il n’y a plus tant de heurts dans ces sculptures, rien d’une écharde qu’on peinerait à déloger. Ces sparadraps translucides camouflent-ils alors vraiment quelque chose ? Ils nous appellent plutôt à regarder les plaies qu’on ne voit pas, et soulignent ces blessures invisibles à l’œil nu. Ces bandages relèvent davantage du fard que du masque, du garrot que du pansement – venus tenir les membres ensemble sur un fil de métal. Dans leur palette, je retrouve un peu du rituel de beauté que décrit Daphné B. dans son livre Maquillée : « Quand je me poudre, que je me crème, je me rapproche de ce corps que je passe ma vie à ignorer. Je lui redonne de l’importance, un peu de dignité. Je lui trace un sourire et je rougis ses joues. Je prends soin de lui, de moi, de nous. Je me dédouble pour mieux m’enlacer⁴. » Comment ne pas voir ce même mouvement d’étreinte dans les assemblages de Chloé ?
Salomé Burstein
¹ Lauren Berlant, « For Example », Supervalent Thought, 2012, citée par Aurelia Guo in World of Interiors, Bruxelles et Londres, Divided Publishing, 2022, p. 13, notre traduction.
² L’expression anglo-saxonne to fall head over heels désigne le fait de tomber soudainement et passionnément amoureux·euse.
³ En anglais, to pick something over something else signifie choisir une chose plutôt qu’une autre.
⁴ Daphné B., Maquillée. Essai sur le monde et ses fards, Paris, Grasset, 2021, p. 120.
Peut-on vivre sans l’autre ? Peut-on se passer du contact physique, de la chaleur du corps, d’un regard échangé, d’une parole prononcée, aussi banale soit-elle ? Par sa pratique de la sculpture et de l’image, Chloé Royer questionne la fonction du corps dans la constitution du tissu social. Le corps dans toute sa matérialité, ses rouages organiques, sa fragilité autant que sa force physique, et tout ce qu’il contient comme charge symbolique ; le corps (dés)incarné, domestiqué, asservi et désiré, réprouvé ou bien blessé. La question de l’inclusion est ici centrale : comment provoquer des expériences de proximité avec des corps opprimés, traités d’irrévérencieux ? Comment faire société, comment faire corps avec celles et ceux qui sont différent-es ? Quels récits inventer pour intégrer les corps jusqu’alors stigmatisés ?
C’est dans cette perspective que l’artiste réalise Leftovers (2019), une installation composée de morceaux de peaux, des bouts de membranes en silicones suspendus à des chaînes. Les pourtours plus marqués se distinguent de la surface et forment les contenants homogènes d’une anatomie fractionnée. Les recherches formelles de Chloé Royer sont ici axées sur la dichotomie entre porosité et imperméabilité, transparence et opacité, intérieur et extérieur. Le rapport sensible à l’intime qui passe par l’enveloppe corporelle s’y trouve représenté. Mais l’enveloppe est éclatée, charcutée, pendues au plafond à l’instar des corps de bêtes saignés en abattoir. En français, leftovers se traduit par « vestiges », « délaissés » ou encore « restes ». Que révèlent ces traitements que l’on inflige aux corps étrangers ? Que révèlent-ils de nous-mêmes ? Comme souvent dans le travail de l’artiste, la violence de la scène est contrebalancée par une esthétique plus douce. Le nuancier oscille entre les couleurs pastel, tandis que la finesse des chaînes produit un effet de délicatesse, de légère précarité. Des médaillons ornent l’une des membranes, à la manière de petits bijoux de pacotille portés par coquetterie.
La même année, elle réalise Ce qu’on chérit, un ensemble de sculptures faites à partir de modules : des socles qui s’encastrent permettent d’immobiliser à la verticale de longues tiges osseuses. Si un morceau venait à être retiré, la sculpture semblerait démembrée, amputée. À l’extrémité de ces tiges, des bandages en silicone scellent la jonction avec d’autres éléments, également chétifs. Malgré la fragilité apparente d’un corps émincé dont il subsiste à peine de quoi tenir debout, l’œuvre, pansée, est en cours de guérison. Le bandage rassemble autant qu’il soigne, il ressert les membres et protège des agressions extérieures le temps que la plaie cicatrise. Cette série marquera le début de son utilisation dans la pratique de l’artiste qui s’attellera à faire du soin son mantra. Comment prodiguer aux corps l’attention nécessaire, les traitements et les cures adaptés pour qu’ils recouvrent la santé, mentale et physique ?
En ce sens, le shibari, art japonais consistant à lier, attacher, ligoter le corps à l’aide d’une corde, devint source d’inspiration pour Chloé Royer. S’il servait de châtiment corporel dans le Japon du XVe siècle, il est aujourd’hui associé à une forme d’érotisme, principalement dans les milieux BDSM. Le corps éprouvé, ainsi suspendu, neutralisé, placé à la merci de la ou du partenaire, se retrouve objectivé, réduit à sa corporalité pure. Tender Skin (2022-2023), série d’assises disposées à accueillir plusieurs individus, rend visible cette tension entre plaisir et souffrance, soin et douleur. Les pièces, anthropomorphes, ont des formes protubérantes, à la fois troublantes et charnelles, sortes de membres anatomiques, fragments de créatures en mutation. Des tissus servent de bandes de contention médicale ; ils recouvrent et compressent les structures, transformant les objets en corps sous traitement. Par endroit, le textile utilisé est teint avec des fruits et des végétaux, laissant apparaître des taches de couleurs vives, des marques semblables à des bleus, du sang, ou autres blessures sensibles. Les tissus sont tantôt fixés par des agrafes, comme si elles maintenaient la plaie fermée, tantôt par des nœuds, comprimant la carcasse.
Ces gestes consistant à nouer, emballer, panser, bander, formeront le rituel de l’artiste qui s’évertuera à faire tenir les éléments ensemble. Tenir bon, trouver son équilibre, s’appuyer sur l’autre comme on s’appuie sur une béquille, et survire : voilà ce que Chloé Royer s’astreint à représenter. Lors de son exposition personnelle « A Thing whose voice is one; whose feet are four and two and three » (2021), présentée au Karl Marx Studio Space, elle parsème l’espace de ses créatures anthropomorphes. De longues perches aux allures de canne tiennent en équilibre, haut perchées sur des talons aux couleurs bigarrées. Des attelles en bois, nouées par des bandes en silicone aux couleurs assorties, permettent de solidifier la structure. On devine les vacillements possibles, la difficulté d’avancer, la quête de stabilité qui se fait tout doucement, pas à pas.
Les corps de Chloé Royer sont dénués d’identité plaquée, exempts de genre, de visage, de sexe, ils sont anonymes et se refusent à toute classification. Ils sont monstrueux et magnifiés, abimés et soignés. En état de transition permanente — souvent en voie de rémission — ils témoignent d’un refus des normes qui figent, qui fixent et qui écrasent. We would survive but without skin, without touch (2021), ensemble de sculptures installées dans un parc de la ville de Geldern Walbeck, en Allemagne, fonctionne ainsi. Les pièces sont des assises composées d’éléments distincts ; si ces derniers peuvent être appréhendés individuellement, ils se reposent, ici encore, les uns sur les autres. Les formes sont épurées, joyeusement colorées ; elles permettent aux marcheur-ses d’y trouver refuge, de se détendre, le temps d’un instant. S’allonger, toucher, caresser, effleurer sont autant de gestes convoqués par les œuvres. L’artiste cherche à comprendre la manière dont les corps évoluent, font couples et s’accouplent ; accouchent d’autres corps, d’autres formes, encore et en corps... Souvent qualifiées d’hybrides, ses pièces reflètent autant un monde en mutation auquel les corps s’adaptent que des êtres en transition auxquels le monde se confronte.
Lorsque Chloé Royer séjourne à Athènes au sein d’une résidence de recherche-création, elle réalise la série Xénophora (2022) en référence aux coquillages éponymes, qui ont pour habitude de greffer des éléments extérieurs à leurs coquilles. L’affixe d’origine grecque xéno signifie « étranger », tandis que phore se traduit par « porter ». Les sculptures ont été créées suivant ce principe : leur corps se constitue à partir des corps extrinsèques qu’elles accueillent et intègrent. Et par conséquent, leur apparence et leur identité connaissent une mutation constante. Les matériaux — acier, terre, chanvre, tissu, diverses perles, faux ongles, fleurs, plantes, plâtre, sable, coquillages — sont disparates et forment des couches qui s’accumulent. Il en résulte des créatures métissées qui, en filigrane, répondent à la question de l’intégration de corps étrangers au sein de groupes établis. Perchée sur de longues pattes ou bien couchée au sol tel un reptile cylindrique et sinueux, dépourvu de membres, la morphologie des œuvres semble puiser du côté du monde animal. Dans Métamorphoses, le philosophe Emmanuele Coccia écrit : « [...] la métamorphose est la condition qui oblige à couver l’autre en soi, sans jamais pouvoir être entièrement soi-même et sans non plus pouvoir se confondre ou se fondre entièrement dans l’autre. Être né-es signifie cela : ne pas être pur, ne pas être soi, avoir en soi quelque chose qui vient d’ailleurs, quelque chose d’étranger qui nous pousse à devenir chaque fois étranger à nous-mêmes. Nous portons en nous-mêmes nos parents, nos grands-parents, leurs parents, les singes présumés, les poissons, les batteries, jusqu’aux moindres atomes de carbone, hydrogène, oxygène, azote, etc. » (2023, p. 55).
La question du reflet de soi — ce que l’on donne à voir, cette image qui nous colle à la peau, mais nous échappe — s’introduit dans la pratique de l’artiste en 2023, avec la série Tout ce qui tombe exposée au parc de la Villette, à Paris. Les sculptures à taille humaine, produites en aluminium, sont chacune composées de deux parties distinctes qui s’épaulent et se maintiennent en équilibre, à la manière d’un couple. Saillantes ou filiformes, évidées ou pleines, concaves ou convexes, les formes, complémentaires, s’imposent en oxymore. Elles évoquent les danseur-ses qui s’élancent, s’enlacent et se balancent, suivant des postures complexes, tout en s’efforçant de ne jamais tomber. Le métal, poli à l’extrême, reflète et distord l’environnement : les corps des visiteur-ses sont avalés par les courbes, digérés par la matière lustrée, altérés par la sphéricité. La métamorphose produite par ces sculptures plonge les spectateur-ices dans un trouble dysmorphique et les confronte à leur propre étrangeté. En s’observant sous tous les angles, en tournoyant autour des pièces, petit-es et grand-es deviennent des partenaires de jeu tandis qu’iels participent à une chorégraphie burlesque. La réverbération des mouvements, à la fois fluide et fractionnée, emplit les œuvres de vie.
Pour resserrer ses recherches plastiques autour de l’image, Chloé Royer expérimente de nouveaux outils qui lui permettent de saisir la dialectique qui sous-tend la relation entre le corps et son reflet. Elle se tourne vers la photographie, avant de s’emparer de la caméra, deux pratiques qui reposent quasi exclusivement sur le regard. Si jusqu’alors, elle travaillait directement la matière physique, elle se distancie désormais de ses sujets pour manipuler non pas ce qu’ils sont, mais l’image qu’ils projettent. Pour réaliser Limb (2023), une vidéo de quelques minutes, l’artiste a invité la performeuse Rési Bender à danser librement devant un miroir déformant, pour capturer le reflet de son corps en mouvement. Le film donne à voir des membres désarticulés et indéfinissables, gesticulant au gré d’une chorégraphie spontanée. Comprimés dans un justaucorps couleur chair, ils se fédèrent puis se fractionnent, au rythme d’un chant morcelé, plaintif et planant. Se dévoile un jeu de pulsations sensuelles, comme piloté par un étrange désir ; un désir bégayant, hypnotique, obsédant.
Plus récemment, Chloé Royer a produit une série de trois sculptures pour le café-restaurant Mātēr de la Fondation Lafayette Anticipations, à Paris. Intitulées respectivement Domna, Osmonde et Etmel (2023), l’artiste les envisage comme des héroïnes, des figures à la fois envoûtantes et charnelles, autonomes, mais solidaires. Elles sont faites à partir de verre soufflé, de céramique et de sable ; elles évoquent des créatures hybrides en migration perpétuelle, inspirées autant par des artefacts antiques, que par les mondes sous-marins, végétaux et minéraux. Les formes, protubérantes ou filiformes, s’apparentent à des membres anatomiques, et les tentacules, qui reflètent la texture rugueuse des coraux ou la délicatesse des filaments translucides des méduses, semblent assurer l’équilibre de ces entités. L’œuvre de Chloé Royer nous rappelle que l’identité est malléable, en constante évolution, et que la véritable puissance réside dans la capacité de la vie à se réinventer au-delà des frontières du corps.
Indira Béraud, Octobre 2023
Limb, Juillet 2023
Fondation Fiminco, Romainville, France
Plus connue pour ses installations et sculptures dans lesquelles elle aime expérimenter les matériaux, tels que le bois, le silicone, le plâtre, la terre ou l’acier, Chloé Royer a souhaité concevoir une vidéo lors de sa résidence à la Fondation Fiminco. Par ce nouveau médium, elle prolonge et développe ses interrogations sur les processus de mutation et de transformation, les distorsions anatomiques ou comment le corps lui-même devient-il un objet. Dans Limb, on voit ainsi le reflet d’une danseuse qui s’est mue devant des miroirs déformants et qui, par des gestes spontanés et intuitifs, s’est approchée d’un registre de formes proche de celui de l’artiste. « Que cela soit par les sculptures, les impressions d’après photos de silhouettes sur des miroirs, que j’ai également initiées cette année, ou ce Film, je recherche toujours à trouver une ligne entre le corps hybride et l’objet, avant de formuler une confusion entre les deux, précise Chloé Royer. » La performeuse, Rési Bender, est aussi styliste et a réalisé son propre costume. Tel une seconde peau, il dissimule tout en accentuant, par ses coupes franches, le côté désarticulé d’un pantin. Depuis ses débuts, Chloé Royer a été inspirée par Hans Bellmer, sans vouloir rentrer dans le jeu d’une poupée trop signifiée, mais plutôt pour pouvoir accroıt ̂ re une fascination charnelle pour le corps, même trituré voire maltraité, ou « le travestissement d’une matière que l’on peut emmener la plus loin possible ». Par la pellicule et le miroir, elle a ici poussé les mouvements de sa danseuse vers des ondulations infinies, créant un jeu analogique entre réel et virtuel. Son propos se démultiplie avec la série de trois sculptures présentées en extérieur, dont la structure réfléchissante en aluminium renvoie une déformation des regardeurs et regardeuses. Tout ce qui tombe combine un ensemble de formes organiques, à taille humaine, s’appuyant sur de subtils jeux d’équilibre. Là-encore, ces créatures hybrides questionnent notre fragilité. Par leur aspect bien poli, elles attirent à elles, avant d’offrir une image difforme... Elles incluent et repoussent.
« C’est toujours cette question du rapport à soi et de la normalisation, notamment au sein du groupe, conclut Chloé Royer. »
Marie Maertens
Rama Da Sasa Say So And, August 2022
Fitzpatrick Gallery, Paris, France
Antonia Brown and Chloé Royer have a shared taste for care, recipes and material torsion. The ambiguous shapes they produce, and in which nature is disguised as organic limbs, borrow their sinuous contours from entities found in flora and fauna. Gathered under the auspices of a sacred precept here hijacked to fully experience its potential, Antonia Brown and Chloé Royer perform white magic to mend bodies and heal memories.
The two artists engage in rituals that infuse their creations, conferring them a bewitching character by means of a body history firmly embedded in aching limbs, a floral commemoration to restore its lost uses or a straightforward manipulation of the matter to reappropriate one’s own physicality.
Chloé Royer uses naturally pigmented fabrics to bandage the sculptures scattered throughout the exhibition space. Such a practice translates the material aspect of her gesture, and brings her into a physical and almost intimate relationship with the pieces that she cares for with this wrapping technique. Her hybrid seating, part of the Tender Skin series, recalls indeterminate, animal or skeletal forms, naked flesh and exposed wounds. The protruding sculptures displayed on the wall can be perceived as objects of talismanic value that nest and respond to each other. The linen which envelops Chloé Royer’s sculptures is as much a membrane acting as a cataplasm as it suggests an intriguing reference to corporal punishment by the ties and knottings compressing these mutant anatomies.
This physical repair is matched by Antonia Brown’s work of memorial restoration. The artist turns her gaze and research to the movement and transfer of plants as intended acts of dislocation to ask how plants have been sought out across cultural history in search of healing, fertility or intoxication. Here, plants are approached as both containers and surrogates for certain histories; in this process, material webs emerge between these containers. For the exhibition, she produces a version of absinthe where she replaces artemisia absinthium with artemisia afra, its Southern African counterpart. Through this act of re-appropriation, she intervenes with a European technique used in the 18th century.
In the same way that Chloe Royer dyes fabrics with natural decoctions of various plant elements and fruits, Antonia Brown soaks textiles with liquids prepared from borage, onions, oxides, sands, copper and metal, in reference to the body’s temperaments. She evokes “humoral complexions” that derive from medieval medicine to redraw a memory of a body that has undergone history alterations. The suspended vulva-like silk pieces and the semi-transparent domes of Moonflowers are offered to the contemplation of the spectators from the functional sculptures of Chloé Royer. She thus solicits a physical encounter with new bodies that she tends to tame.
The body - whether human, inanimate, plant or animal - serves as an archive in their works, retaining the stigma of personal or cultural trauma. Both artists cultivate empathetic or emotional ties with these anthropomorphic objects involved in a healing mechanism.
While they both delight in the deliberate indeterminacy of beings intersecting and merging to become others, they also investigate their own bodies. Chloé Royer questions non-verbal modes of communication in an attempt to reactivate our animal instincts, for Antonia Brown converts flowers into female organs, digestive and gestational cavities. The symbiotic dialogue arising between their respective practices denies any form of body assignment or labelling in favor of a reflection on otherness and inter-species communication. Consistent with the formula Rama da sasa say so and, here resonating as an enigmatic omen, Chloé Royer and Antonia Brown’s textile sculptures remind us of our own unsettling connection to the natural world.
Camille Velluet
History of Absence, July 2022
Anargyrios & Korgialenios, School of Spetses Foundation, Spetses, Greece
Following a year-long artist residency program in Greece, AMA House is reclaiming the emblematic building of the former Anargyrios & Korgialenios Foundation all-boys boarding school on the island of Spetses with the exhibition History of Absence and newly commissioned works from Agata Ingarden, Malvina Panagiotidi and Chloé Royer. Starting from AMA House’s exhibition Tactile Ghost last year, with works by Eva Papamargariti and Marios Stamatis, the History of Absence continues the investigation of visibility and context, once again referring to a certain “fantasmography”, as a means of collecting the uncollectable when the uncollectable can turn into the spectre of ghosts. Three speculative installation works present history through re-collections, meaningful ways of reading them and attempted distortive perspectives. The works are driven by investigations of local histories, attempting an inversion, where the ghost-like is reinstated as a present element voiced by feminist practices. Absence becomes evident as the show prioritises impossible views. The installations are set up as ensembles of sculptural objects, operating on local narratives. They are inspired by musical compositions by Iannis Xenakis, who attended the former board- ing school as a child; English writer John Fowles, who taught at the Anagyrios School; the work of a local taxidermist, who hunted in the surrounding pine forest for animals to stuff; and, finally, the mythological figure of Medusa and other sea creatures from local marine life. They treat history as an idiosyncratic loss of balance between remains, where the narrative emerges as this precise struggle in equilibrium. History is rarely challenging enough in itself if it operates in the visible mode, searching among conspicuous factors alone. The most important side of history deals with salvaging those elements that have disappeared from it. Bringing forth that which has vanished can be understood as the driving force of historical creativity. This could be synonymous to forcing absence to become something that it is not. A set of instances referring to an invisible missing presence becomes more accurate than absence, crystallising the local, hidden side of the generic social sphere while resisting it in different ways. Three female artists have contributed to this show with solo presentations of commissioned installation work in an attempt to create three individual narratives that will be brought together for AMA House’s summer show.
“Bearing foreigners” is the literal translation of Xenophora, the sea snails found in the Argosaronic Gulf and the sea of Spetses. With the example of Xenophora, Chloé Royer focuses on a species that creates “unorthodox” dependencies. Xenophora is a particular kind of shellfish that behaves as a carrier to a great variety of foreign objects: pieces of rocks, debris, bones, animal secretions and other shells become attached to the shell of the Xenophora. The seashells select the foreign objects themselves, clean them, fit them accordingly and glue them to their shells. Enhancing their shells in such a way is believed to be a camouflage technique or a protection system to strengthen them. Xenofora were often hosted in natural curiosity cabinets due to their eclectic appearance in order to showcase shell assemblages in underwater realms. Similarly, Royer forms body parts by constructing an anatomy that bears a skeleton, flesh and skin with references to both human and animal anatomy. The skin is meticulously sculpted by a technique of attaching and detaching a variety of small objects on clay: shells, pearls and pieces of jewellery, collected or fabricated by the artist, take position in these assemblages. In a parallel move to assembling, the act of detaching decorative elements leaves visible traces of some sort on the skin of different limbs. Jewellery detachment can be read here as a violent action of subtracting adornment, which relates to the strongest socio-cultural constructions of femininity. Detachment from these surfaces creates a type of new skin or a new miniature field that speaks of the impossibility of going back to nudity. The impossibility of a bare body transforms the constructed skin into a supporting score of cultural elements produced by subtraction. We could say that Royer’s surfaces offer the grounds for an archaeology of detachment. Interconnected species paradoxically coexist as volatiles in relation to bodies suffering the discontent of prior female identities. An artificial naturality is under construction, mocking the state of an ornamented body that could discriminate against femininity although it is glorified. Trauma of a specific cultural past underlies a fake natural history. Balancing on top of the three limbs placed in a tripod arrange- ment we find an abstract version of the hair of the gorgon Medusa (whose snake-like skin is made with artificial nails). The mytho- logical figure of the Medusa—from which the names of the jellyfish Hydromedusae and Scyphomedusae derive—has been used by activist feminists as a representation of women’s rage.
For a history to be recorded, an explicit way of reading it has to transform some remains into significant elements. In cultures where writing did not exist or did not yet exist in the past, the sciences of the art of memory introduced us to a specific ordering of objects able to create memorable collections, gathering stories and organising them in linear paths. Elements that bring back or indicate absence in this context are the same ones organising the reference to our more real past. The forensic character of these types of remains makes up the materiality of historical evidence. History of Absence deals with this other option of forensic investigations, the one that does not correct wrongly narrated stories but that creates them from the field of the forgotten. The meaning of this reconstitution of the past seemingly resists a unification of the visible; it is also meant to resist an always enforced, ever stronger neutrality of the public sphere. But still, the creation of new historical horizons of the insignificant and the forgotten as elements belonging to a broken materiality—serves as a call for further investigation and a more advertently reinvented reading of invisible local storytelling.
Elina Axioti
Numero Magazine, Mars 2021
Diplômée de l'Ecole des Beaux-arts de Paris, la jeune plasticienne française Chloé Royer modèle et recouvre dans des couleurs charnelles des formes organiques entre l'humain et l'animal, incitant à réfléchir au corps, au soin et à l'intime. À l'heure où la distanciation physique régit désormais nos rapports sociaux, Numéro a rencontré dans son atelier cette artiste qui place le rapport tactile au cœur de sa démarche.
Voir un artiste manipuler la matière est toujours éclairant. Qu’il coule le bronze ou taille la pierre, modèle l’argile ou la cire, déverse la peinture sur la toile ou l’y applique au millimètre près à l’aide d’un pinceau fin, le geste artistique nous en apprend en effet beaucoup sur son auteur : l’un est extrêmement minutieux, l’autre se montre plus brutal, parfois les deux à la fois; l’un cherche le contact de la main avec le matériau, tandis que l’autre lui préfère la distance de l’outil… Dans la pratique de Chloé Royer, entre la torsion et la soudure du métal, le moulage du silicone, la découpe du polystyrène et l’application, sur sa surface, d’épaisses couches de peinture, le corps est sans aucun doute entièrement mobilisé. Mais l'un des gestes de cette plasticienne française retiendra particulièrement notre attention : le bandage. Sur la plupart de ses sculptures abstraites aux formes organiques, la jeune femme se plaît en effet à appliquer délicatement des morceaux de tissus ou de silicone, à les enrouler puis les nouer. Tantôt, ces bandes aux airs de pansements les recouvrent intégralement, tantôt elles permettent de maintenir temporairement plusieurs volumes ensemble. Jamais, pour autant, elles ne seront collées : si l’on sépare les bandages, la sculpture tombe. Ses fragments sont interdépendants et leur équilibre réside dans le nœud. Ce qui s’y fait peut toujours s’y défaire.
“Le rapport au soin est toujours très important dans mon travail” nous explique l'artiste dans l’intimité de son atelier, en banlieue parisienne. Alors qu’elle prononce ces mots s’érigent devant nous, à taille humaine, trois grandes tiges miroitantes légèrement courbées dont la stabilité ne tient qu’au tissu gris clair qui les enserre. On les imagine faites dans un métal lourd et froid mais en les touchant, on est surpris par leur chaleur et leur légèreté : “c’est de l'acier léger, de la résine et de la mousse, chromés par un peintre carrossier”, précise-t-elle, ravie de susciter l'interrogation du visiteur. À côté, une large sculpture aux airs d’ossature repose au sol sur ses pieds, intégralement couverte de bandes légèrement colorées de rose, pourpres et jaunes. On pense trouver dessous une structure légère et fine mais Chloé Royer nous incite à s’y asseoir : on sent alors ici un acier solide et épais rembourré par des textiles et mousses expansives qui, là aussi, suscitent l'étonnement. Ce “travestissement de l’objet et de la matière” dont s’amuse la jeune femme, est inhérent à ses sculptures auxquelles le bandage attribue une inévitable dimension anthropomorphe : sous ses mains, les œuvres ainsi “momifiées” deviennent paradoxalement des êtres que l’on protège, que l’on répare, que l’on guérit et auxquels, finalement, on insuffle la vie. La plasticienne se plaît d’ailleurs à colorer ces bouts de soie et de coton à l’aide de fruits et légumes comme des avocats, dont elle fait cuire la peau avec le tissu, ou à teinter le silicone en injectant directement la peinture dans la masse. Entre le rouge violacé, le beige et le blanc légèrement teinté, les couleurs finales des œuvres évoqueront presque toujours une membrane, une peau claire ou un organe mis à nu.
Sur les corps que peignait Chloé Royer pendant ses premières années d’études à l’École des Beaux-arts de Paris, cette palette charnelle était déjà là. Peu à peu frustrée par les limites du médium pictural, qui l’empêchaient d’entretenir un rapport plus direct avec l’œuvre, l’artiste a transposé ses couleurs fétiches au volume pendant que ses formes avoisinaient de plus en plus l’abstraction. Malgré cela, le corps humain se lit toujours en filigrane dans ces fragments hybrides où la chair semble réduite à l’essence de sa propre matérialité. Résolue à ne jamais créer d’après des modèles vivants, la plasticienne s’inspire davantage de l’anatomie animale et a même pris l’habitude, inconsciemment, de composer dans son atelier un petit autel matériel pour nourrir son imaginaire : lors de notre visite, on y trouvait entre autres une Vénus de Botticelli sur carte postale, un petit pied sculpté dans le plâtre ou encore un amoncellement de coquillages, dont les pièces de Chloé Royer semblent refléter les romantiques aspérités. “J’assume totalement la dimension sensuelle de mes pièces”, nous confie-t-elle. Leur ambiguïté également, due à leur aspect aux confins de l'humain et de l'animal que l’artiste transcende par l’appellation “créatures”. Inidentifiables et indéfinissables, ces volumes deviennent ainsi des supports libres pour parler des formes du vivant et bousculer ses frontières prédéterminées installées par le genre, l’espèce ou encore l’âge.“Le corps est un lieu de catégorisation, précise leur auteure, et la sculpture ouvre une piste fertile pour questionner ces assignations.”
Une fois diplômée des Beaux-arts de Paris, Chloé Royer s’installe à Berlin pendant deux ans. Là-bas, une amie l’introduit au monde de la danse qui lui était jusqu’alors étranger. Révélation et choc artistique. Dès lors la jeune femme commence encore davantage à penser ses sculptures selon leur rapport potentiel avec le spectateur, réfléchit même à travailler avec un chorégraphe et un maître shibari – art de bondage japonais – afin de leur donner une dimension performative. Si l’artiste ne souhaite pas s’y mettre elle-même en scène, elle attend des spectateurs de ses œuvres qu'ils entretiennent avec elles des rapports physiques, comme l’y invite l’assise précitée trônant au milieu de son atelier. “Ce que j’essaye de créer, c'est une intimité entre l’œuvre et le spectateur”, ajoute-t-elle. Alors depuis bientôt un an, face aux nombreuses contraintes posées par le contexte sanitaire, comment fait celle qui dit avoir “besoin d’un rapport tactile avec les choses pour qu’elles existent en [elle]” ? Pendant le premier confinement, Chloé Royer médite sur cette distanciation physique inédite en regardant du côté des morses, dont la bonne santé dépend des frottements les uns contre les autres. Pour un projet dans un parc public en Allemagne, elle imagine alors une série de sculptures à base notamment de métal, polystyrène et béton, colorées et imbriquées les unes dans les autres afin de servir de bancs pour accueillir les flâneurs. Après avoir nommé Tender skin et Ceux qu’on chérit ses récents travaux – deux titres imprégnés par l'affection charnelle de l'artiste pour ses pièces –, elle intitulera ce nouveau projet d’après une phrase écrite par Paul B. Preciado pour décrire son récent isolement physique et son expérience du Covid-19 : We would survive but without skin, without touch, c'est-à-dire “Nous survivions mais sans peau, sans contact.” Ou quand le vide créé par l’absence de contact laisse place à l’espérance poétique et poïétique d’une sociabilité tactile retrouvée – du moins irréversiblement éclairée.
Matthieu Jacquet
There is a thing whose voice is one; whose feet are four and two and three, Mai 2021
Karl Marx Studio Space, Paris, France
Certains trésors s’oublient au fond des caves. D’autres, heureusement, finissent par être déterrés. C’était il y a quelques mois, dans le sous-sol d’une ancienne boutique de vêtements qui avait appartenu à ma grand-mère. Sous la trappe, parmi la poussière et les vieux livres de comptes, sommeillaient trois énormes cartons. J’aurais parié sur des romans ; des lettres jaunies par le temps ; quelques photos peut-être. J’y ai trouvé des lacets, des semelles et des talons par centaines. Des pieds aussi, amputés de leurs mannequins. On aurait pu croire à une scène de crime.
C’était les restes de mon enfance exhumés, mis en boîte. Ces débris étaient embaumés de souvenirs : je retrouvais les après-midis passées auprès des couturières, après l’école et dans leurs ateliers. Les pieds y passaient de main en main ; on y marquait les mesures, on s’y laissait des mots doux, parfois quelques ragots. Ceux-là, dans les cartons, avaient gardé les marques du feutre. Ici, l’adresse du fournisseur milanais ; là, une date ou un prénom abandonnés ; un numéro de téléphone aussi, en bordure d’une cheville – étaient disséminés comme des in- dices. Dans ce sous-sol, sous cette trappe, le tout prenait l’allure d’une énigme. On avait bien envie de recoller ces morceaux.
Chloé, justement, a la lubie des réparations. Elle brise ses formes pour mieux les raccommoder. Ses œuvres regardent l’enveloppe corporelle, la chair, les ossements – et sondent ces épaisseurs afin de les soigner. Chloé travaille la sculpture comme on manie le scalpel : elle ausculte les courbes qu’elle a fait naître, et retire la peau par couches. Par en-dessous, par au-dessus, elle s’approche et ponctionne. Comme si elle demandait à chaque pièce son propre remède. Toi, de quoi aurais-tu besoin ? Quelques centimètres de plus, ou d’un tendon cassé ? Du volume en moins, ou des sillons creusés ? De planer, ou de t’appesantir ?
Je lui ai confié mes lambeaux. De ces bouts, de ces ficelles, Chloé a fait pousser des jambes. Au sol, les pieds ont pris racine ; des poutres ont jailli du plastique, et les souliers sont devenus des socles. Ces sculptures tiennent sur la pointe des orteils. On dirait même qu’elles volent au-dessus des tapis. En suspens, elles jouent les équilibristes – comme ce patchwork d’un fémur et d’une hanche, qui ne tient plus qu’à un os. On l’a rafistolé pour que rien ne vacille ; on a superposé des sols et des souliers, on a serré des nœuds – mais déjà, les sparadraps se décollent. Car il y a de la bigarrure dans ces pansements ; toute une palette qui se décline sur ces bandages. Le silicone, en suture, vient étreindre le bois. Infusé de pigment, il estompe les hématomes et dissimule les égratignures. L’occlusion, en revanche, restera imparfaite. Les pièces ne s’imbriquent pas comme celles d’un puzzle ; elles ne sont pas faites les unes pour les autres. Rien n’est ici meant to be.
C’est là le talon d’Achille de ces assemblages grimaçants : ils se préfèrent mal accompagnés que seuls. Ces créatures veulent trouver chaussure à leur patte. Sans cesse, elles cherchent le contact. Les unes avec les autres, d’abord. Mais elles ont aussi un faible pour nous. C’est peut-être ce qui nous les rend si tendres : ces formes en convalescence ont besoin de nous pour guérir. Du haut de leurs incertitudes, elles tentent de nous séduire. On dirait même qu’elles nous invitent. Et qu’elles savent bien que leur invitation est douteuse. Qu’on se risque alors à entrer dans leur arène ; à franchir le seuil de ces tapis empilés. D’un coup, ce sont ces pieds qui mènent la danse. Twiggy 30, Pharaon, Helmut 95 défilent d’un même pas et guident nos enjambées. Emberlificotés, tous ces totems ondulent. On croirait voir des serpents, sortis de leurs paniers sous le charme des flûtes.
Leur mouvement résonne, il murmure à nos oreilles. Car Chloé fait parler les sur- faces. Elle donne des humeurs aux aspérités. La nudité de ces jambes est bavarde, et chaque entaille en dit long.
Face à elles, ce sont nos propres plaies qui se ré-ouvrent. On retrouve les écorchures de l’enfance, les chagrins passés ; les os en miettes et le cœur rapiécé ; les techniques aussi, qui servent à (re)dresser. Elles évoquent ces pieds qu’on bande petits pour qu’ils le restent ; l’aiguille des talons qu’on tente d’apprivoiser ; la douleur des ampoules et des chevilles tordues. A quel point souffre-t-on d’être si (bien) élevée ?
Ces silhouettes mêlent les blessures du jeune âge, les accidents de l’existence et les lésions de la vieillesse. Elles racontent des légendes archaïques aussi, des his- toires dont on devine la fin... car leur anatomie résume la trajectoire : les mollets s’étirent pour finir en béquille, le genou devient la canne qui lui servira à tenir, le muscle et l’attelle s’épousent dans un même galbe. C’est comme si ces squelettes nous prédisaient leur chute. Dans un même balancement, ils ravivent les fractures passées et annoncent celles à venir. Ces oracles ressuscitent aussi toute une horde de personnages : le funambule, les fétiches, les momies se confondent dans ces obélisques fendus. Entre les poutres et les prothèses, un autre hybride émerge : la Sphinge composite fait trembler les statues et laisse flotter son énigme au-dessus des tapis. “There is a thing whose voice is one; whose feet are four and two and three”¹.
Salomé Burstein
¹ Dans la mythologie grecque, le Sphinx est une créature pourvue d’un buste humain, d’un corps de lion et d’ailes de rapace. Il garde l’entrée de la ville de Thèbes, soumettant chaque passant.e à l’énigme suivante : « quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux le midi, et trois le soir ? » – la réponse correcte étant “l’être humain” qui, enfant, marche à quatre pattes, se tient debout à l’âge adulte et s’aide d’un bâton une fois la vieillesse venue.
Figure Figure, Septembre 2020
IB
En guise d’introduction, peux-tu raconter comment tu t’es tournée vers l’art contemporain ?
CR
Depuis que j’ai l’âge de m’en souvenir, je crée. Dans ma chambre, ma mère m’avait installé un bureau pour que je puisse faire mes devoirs et m’avait organisé tout un espace dédié à mes créations que j’appelais mon atelier. Je suis dyslexique et petite, j’avais beaucoup de difficultés à com- prendre les notions scolaires. Ce qui semblait évident et facile pour les autres était une source d’angoisse et d’incompréhension pour moi. Ce que je parvenais à faire correctement devait se faire sans contrainte. Rétrospectivement, je pense que le monde créatif que je m’étais construit m’a protégée et permis de dépasser cet état de souffrance.
Le chemin de la création s’est ouvert à moi assez naturellement, mes parents ont tout de suite accepté ce choix, car l’art, et plus globalement la culture, sont valorisés dans ma famille. Du côté maternel, mon arrière-grand-père était sculpteur et, même si je ne l’ai pas connu, l’atelier est resté intact après sa mort, comme figé dans le temps. J’ai passé beaucoup de temps dedans à observer les outils et les courbes de ses sculptures.
D’autre part, j’allais très souvent à la cam- pagne. Et cet environnement : la nature, les pay- sages, le silence, l’harmonie des couleurs, des changements de saisons, je pense, ont participé à développer mon imaginaire.
Plusieurs chocs artistiques ont marqué ma vie. D’abord, ce fut par le biais du cinéma que je rencontrai l’art, et plus précisément, la découverte de l’œuvre de Federico Fellini fonctionna comme un élément déclencheur. Les cirques, ces corps hors normes un peu freak, ces scènes burlesques et étranges m’ont tout de suite interpellée. Fellini a une manière bien à lui d’appréhender l’humain, le corps et la société. Et cela a déterminé beaucoup de choses dans mon travail. Lorsqu’il arrivait dans le village où le tournage devait se dérouler, il publiait une brève dans la gazette locale pour annoncer son casting et tout le village participait. Il pouvait choisir un acteur pour son visage singulier ou parfois même un grain de beauté curieux.
Mon deuxième choc fut la découverte de Lucian Freud. J’ai ouvert un bouquin dans une librairie et je m’en souviendrai toute ma vie. J’avais la sensation que ces corps étaient plus palpables que certains corps vivants qui passent sous nos yeux. On aurait dit que je pouvais sentir leur odeur.
Après l’obtention de mon baccalauréat, j’ai intégré une prépa où je me suis mise à faire de la peinture. À cette époque, je n’avais jamais fait de peinture, mais la manière unique dont Freud avait de traiter la matière et de la transformer en chair m’a donné envie d’essayer. Alors j’ai voulu peindre comme lui, tout en appliquant la méthode de Fellini. C’est-à-dire que j’arrêtais des gens dans la rue et je leur demandais de venir dans mon studio à l’école pour les photographier en sous-vêtement, assis. Je zoomais sur leurs mains, sur leur peau et je peignais de grandes peintures à échelle 1 de ces parties de corps. Ces peintures ont constitué le portfolio qui m’a permis d’entrer aux Beaux-Arts de Paris.
Mais assez vite, j’ai été frustrée par la peinture, je ressentais le désir de rentrer dans la matière. Le processus de mise à plat sur canevas, quand bien même il s’agissait d’une représentation d’un volume, ne me convenait plus.
Au cours du cursus académique, j’ai effectué une année d’échange aux États-Unis à la School of the Art Institute of Chicago, c’est là-bas que s’est faite ma transition de la peinture vers la sculpture. Je me suis orientée vers le départe- ment de matériaux composites pour leurs qualités souples et organiques. Puis la rencontre avec des professeurs là-bas tels que Steve Reber me permit d’aborder différemment la création. Les peaux en silicones furent mes premières sculptures. Cette année-là, j’ai vu la rétrospective d’Isa Genzken au MCA le Musée d’Art Contemporain de Chicago et cela a aussi été un détonateur important pour moi. Lorsque je suis rentrée à Paris, je ne faisais plus que de la sculpture.
IB
Tes sculptures — leur échelle, leur forme, leur couleur et leur apparence organique — évoquent des membres anatomiques, des fragments de créatures en mutation. Ces pièces plus récentes que tu es en train de produire, cette série de miroirs, déforment le corps du spectateur. Peux-tu me parler de ton rapport à la transformation ?
CR
Il me semble que la sculpture, du moins telle que je la pratique, suggère un rapport très fort à la transformation de la matière. Je n’ai pas de matériaux de prédilection, ni même ne m’attache à un médium en particulier ; ce qui m’intéresse, c’est de partir d’une matière, de la transformer et de l’amener ailleurs. Ce processus de mutation est donc au cœur de mon travail plastique. De plus, j’ai été marquée, comme souvent ceux de ma génération, par des films comme Brazil (Terry Gilliam), Alien (Ridley Scott), Terminator (James Cameron) ou encore l’intégrale de David Cronenberg. Ces références ont nourri une forme de fascination pour les mutants, l’hybridation et plus globalement la transformation du corps, de l’identité, de la sexualité aussi.
Au-delà de la figure du mutant, je m’intéresse à la différence, à la manière dont on l’appréhende dans nos relations : à la répulsion, à l’exclu- sion, à la peur, mais également à la fascination qu’elle peut provoquer. Le fait d’avoir été exclue, petite, parce que j’avais certains handicaps, m’a amenée à traiter cette question. Cette différence, qui était surtout psychique, passe désormais par la matière. En ce moment, je travaille sur cette série que j’appelle pour l’instant Les Miroirs. Il s’agit d’une installation regroupant un ensemble de miroirs déformants dotés de pieds et de corps. Face à ces miroirs anthropomorphes, le spectateur se retrouve défiguré. Il se confond avec l’horreur, avec le hors-norme. La série interroge le regard et l’appréhension de l’autre.
IB
Si un morceau venait à être retiré, l’œuvre semblerait démembrée, amputée. Des bandages en silicones scellent la jonction entre les éléments, comme si l’œuvre était pansée. Et le titre, Ceux qu’on chérit, évoque le soin. Peux-tu me parler de cet état de rémission qui apparaît dans l’œuvre : cette tension qui subsiste entre la guérison — avec ces bandages et les socles qui agissent comme des béquilles — et l’aspect chétif de ces formes squelettiques, voire maladives ?
CR
On m’a récemment décelé une pathologie. Mon histoire et cet événement font que les notions de soin et de guérison sont devenues centrales dans mon œuvre. On dit souvent « prendre soin de soi- même en prenant soin des autres », c’est ce que je cherche à réaliser dans mon travail. À la fois en produisant des ensembles de pièces qui semblent prendre soin les unes des autres, mais également dans le rapport qu’elles suggèrent aux spectateurs : notamment en liant les visiteurs aux œuvres puis entre eux.
Effectivement, lorsqu’on sépare les différents morceaux de Ceux qu’on chérit, l’œuvre semble amputée d’une partie d’elle-même. Je trouve cette sensation de manque assez fascinante.
IB
Pour la prochaine exposition collective à la galerie 22,48 m2 tu développes un travail sur la technique du shibari. Est-ce qu’il découle de ce premier travail autour du bandage, du pansage ?
CR
Oui, il s’inscrit dans cette continuité. D’ailleurs, je n’avais pas pensé à cela lorsque j’ai produit Ceux qu’on chérit où le bandage en silicone sert à la fois d’assemblage entre les différentes parties du corps de la sculpture, mais également de pansement. C’est seulement lorsque j’ai commencé à réfléchir à cette notion de panser, de bander, que je me suis à intéressée au shibari. Mais c’est aussi une autre manière d’explorer la déformation du corps. À travers le cordage et les nœuds, le shibari amène une transformation du corps, lequel, ligoté et immobile, devient objet. Au Japon, au XVe siècle, cette pratique était utilisée comme châtiment corporel. Aujourd’hui, on a tendance à l’associer au sadomasochisme. Cela peut passer pour un acte violent sur le corps, mais il s’agit avant tout d’un art et d’une source de plaisir. Pour ces nouvelles pièces, je tente de lier ces deux notions.
IB
Tu me parles souvent de tes sculptures comme étant « les partenaires des spectateurs ». Peux-tu expliquer ce que tu entends par là et la manière dont cette notion s’articule à ta pratique ?
CR
Je pense que cela part d’abord de mon rapport au monde et puis de la manière que j’ai de travailler. J’engage mon corps dans la sculpture comme s’il s’agissait d’une performance physique, une sorte de dépassement de soi. Il y a aussi ce rapport à la matière, ce rapport charnel qui s’amplifie au fur et à mesure que l’œuvre se construit.
J’ai le sentiment, un peu comme dans une relation entre enfants et parents, que plus l’on donne à l’œuvre au moment de sa création, plus l’œuvre renvoie quelque chose de fort aux visiteurs. Et l’œuvre prend son envol, rentre en communication avec le monde qui l’entoure et devient indépendante.
Il y a une sorte de dialogue qui s’instaure, une dynamique où le spectateur donne à l’œuvre, et l’œuvre donne en retour. Comme mes pièces impliquent beaucoup le corps, j’aime les percevoir comme des partenaires de danse, il y a quasiment quelque chose de chorégraphique.
IB
Certaines de tes œuvres (Convocation, Désirez-vous?, etc.) peuvent s’appréhender comme du mobilier. Leurs formes protubérantes convoquent le corps de plusieurs spectateurs à la fois, produisant des situations de proximité physique où les individus sont amenés à interagir les uns avec les autres, à se toucher, voire s’imbriquer. Comment est-ce que la rencontre — le contact entre des corps étrangers — est peu à peu devenue centrale dans ton travail ?
CR
Depuis que je suis petite, avec l’avènement d’internet, j’assiste à une forme de dématérialisation croissante qui va de pair avec une détérioration du lien social. Nos corps interagissent de moins en moins et ce que j’en perçois, moi, c’est que cela isole les gens. Avec mes pièces, j’ai la volonté de ramener l’attention sur les corps. Une œuvre comme Convocation sollicite les corps de plu- sieurs personnes à la fois et crée des situations de proximité, voire d’intimité. J’invite le spectateur à entrer en contact avec l’œuvre, mais également avec d’autres spectateurs. C’est lorsqu’on se touche les uns les autres, lorsqu’on doit trouver des positions pour ne pas se gêner ou encore pour s’épauler — au sens physique du terme —, que l’on a conscience de nos membres, qu’on sent la chaleur de l’autre.
Mes réflexions sur la solitude et le soin ont pris une dimension nouvelle avec l’épidémie du Covid 19. De manière brutale et très soudaine, l’isolement total nous a été imposé. Et vivre au travers d’un écran interposé est devenu la norme. Je travaille actuellement sur une œuvre dont le titre est emprunté à Paul B. Preciado. Il s’agit d’une phrase d’un texte publié dans Art Forum au début du confinement : « We would survive but without skin without touch». Il s’agit d’un ensemble d’œuvres imbriquées les unes dans les autres constituant un groupe unifié. Ces sculptures se complètent dans leur forme anatomique, s’emboîtent et se superposent. Seules, les sculptures semblent démembrées, amputées, comme si quelque chose venait à manquer. La pièce perd son équilibre et ne peut tenir debout. Contrairement aux œuvres précédentes, Désirez-vous ?, et Convocation, où l’emboîtement se fait grâce au corps du spectateur qui enjambe l’assise, We would survive but without skin without touch met en scène un ensemble de pièces qui se pénètrent les unes les autres.
J’avais expérimenté précédemment ce système avec la pièce Ceux qu’on chérit, qui se compose de trois fragments d’ossature. Comme un morceau de corps attaché à une colonne vertébrale, maintenu en équilibre sur un socle. Les pièces s’entraident pour tenir debout, on perçoit leur fragilité et ce n’est qu’ensemble qu’elles tiennent bien. J’en fais l’expérience lorsque je les sépare, elles tombent, elles se cassent et je dois les réparer.
IB
Tu me disais qu’Histoire de la sexualité de Michel Foucault et l’œuvre de Paul B. Préciado représentent pour toi des références majeures, peux-tu me parler de ce qu’elles engendrent dans ta pratique ?
CR
Avec Foucault, j’ai découvert une pensée du corps qui s’attachait directement au politique, en montrant que le corps constitue un enjeu de pouvoir, en étant étudié, dressé, domestiqué. En se fixant sur le corps, la science et les institutions ont par exemple opéré des lignes de partage entre ce qui est considéré comme «normal» et ce qui est «pathologique». Ma fascination des silhouettes felliniennes, mes interrogations enfantines vis-à- vis de la «différence», ont donc trouvé, avec le travail de Foucault, une traduction philosophique qui m’a beaucoup intéressée. Paul B. Preciado s’inscrit dans l’héritage de Foucault, il en est comme le continuateur, mais sa pensée sur le corps est, de fait, plus en prise avec les questionnements contemporains. Son travail sur la médicamentation, sur les prothèses, sur différentes formes de vie permet de réfléchir à tous types de corps : non plus seulement l’humain, mais aussi l’animal ou l’objet. L’hybridité, mais aussi la contrainte, la domestication, sont des thèmes et des images qui reviennent constamment dans mon travail. Je trouve donc des correspondances innombrables entre ces écrits et mes propres motifs. Ils éclairent parfois des intuitions que j’avais déjà auparavant ; et à d’autres moments, ils constituent de véritables sources d’inspiration pour de nouvelles créations.
IB
Tu as travaillé sur la peau, comme membrane découpée, accrochées à des chaînes avec Leftovers — d’ailleurs cette scène m’évoque une scène d’abattoir — tu produis des morceaux de corps, des membres amputés, ou encore des formes décharnées, asséchées qui renvoie à l’ossature. C’est finalement un corps de bête que tu dépeins, une carcasse anonyme, non genrée, non identifiable...
CR
Je produis intentionnellement des corps qu’on ne peut classer dans aucune catégorie, qui brouillent les limites entre l’objet et ce qui relève du vivant, sous toutes ses formes. Mon imaginaire et l’esthétique de mes œuvres puisent à ce titre beau- coup dans le monde animal. Le grégarisme, les meutes, m’intéressent tout particulièrement. Je suis fascinée par la manière dont les corps animaliers s’articulent, toujours se courbent, se cambrent, se bombent, se tendent, se tordent, afin de communiquer. J’adore par exemple les images de morses qui s’attroupent parfois par milliers et s’agglutinent afin de se nettoyer. Cette proximité leur permet de se procurer un soin mutuel. Je me suis directement inspirée de ce phénomène pour l’œuvre We would survive but without skin without touch. On retrouve aussi des actes de violence et de mise à mort, notamment lorsqu’un d’eux est malade ou différent. Et toutes ses références sont une manière finale- ment pour moi de communiquer avec le spectateur, de façon sans doute plus instinctive.
J’habite à côté du Muséum d’histoire naturelle et j’y passe beaucoup de temps. Tous ces os, leurs courbes longues et élancées, la façon absolument parfaite dont les différentes parties du squelette s’articulent, produisent des mouvements virtuoses. On pourrait voir une chorégraphie dans une colonne vertébrale ou dans une cage thoracique. Ces moments passés à arpenter les allées du Muséum, à ausculter ces ossatures, ont beau- coup inspiré mes derniers travaux, notamment les œuvres Tender Skin présentées à la galerie 22,48 m2.
Je voulais produire une figure décharnée et lui redonner du volume avec du tissu, comme si ce tissu en devenait la peau. Pour teinter cette matière, je n’ai utilisé que des fruits et des végétaux, ce qui donnait une pigmentation à la fois organique et aléatoire. Pour moi, c’est aussi une sorte de retour à la peinture.
IB
À propos d’animal, tu as intitulé « Bels animals » la deuxième édition du festival Feÿ rencontres d’arts, peux-tu me parler de ton rôle de commissaire d’exposition au sein de cet évènement, la manière dont tu le lies à ta pratique plastique ?
CR
Je me suis toujours intéressée aux travaux des jeunes artistes qui m’entouraient. La première édition, nous étions quatre commissaires et chacun invitait les artistes qu’il aimait. Ayant passé quelques temps aux États-Unis et en Allemagne, j’ai voulu instaurer un dialogue avec des artistes qui retraçaient cet itinéraire, c’était plus naturel pour moi. J’ai donc principalement travaillé avec de jeunes artistes américains ou européens. La deuxième année, j’ai assuré le commissariat seule et voulu me pencher sur une problématique qui se rapporte aux questionnements liés à ma pratique.
L’exposition « Bels animals » est partie du désir de dialoguer avec des artistes émergents dont le travail interroge le corps et sa matière, ainsi que les partenaires qu’ils trouvent en la per- sonne du spectateur.
Ces sujets nous animent tous, mais chacun les traite à sa façon, avec ses codes et la singularité de son regard. Feÿ permettait de s’emparer d’un lieu, de l’investir totalement pour tisser un dialogue entre ces différents univers et faire déambuler le visiteur d’un récit à un autre.
Cela a été un vrai plaisir de regarder de près leur travail et de pouvoir les lier les uns aux
autres.
IB
Peux-tu me parler de Tender Skin que tu présenteras lors de l’exposition à venir « Casa Dolce Casa » à la galerie 22,48 m2 ? Mais également de cette catégorie dans laquelle on pourrait inclure certaines de tes pièces, qu’est « l’art fonctionnel » ?
CR
J’utilise surtout la catégorie du « fonctionnel » de manière stratégique; elle me permet de me dégager de l’antagonisme entre «design» et «beaux-arts», de me soustraire à leurs règles respectives pour emprunter à leurs codes à l’envi. Ce qui me plaît aussi dans le fait de réaliser des pièces « fonctionnelles », c’est qu’il s’agit pour moi d’une manière d’apprivoiser le visiteur. Les gens ont peut-être moins d’appréhension face à des formes qu’ils pensent reconnaître : ils auront ten- dance à s’asseoir spontanément sur un siège, là où personne n’oserait toucher une sculpture posée sur un socle.
J’aime jouer de cette familiarité, et la décupler, jusqu’à aller vers un genre de fétichisme. Et si ça ne va pas toujours jusqu’au fétichisme, il y a à chaque fois de la sensualité dans mes formes. L’idée d’être attirée par les objets me séduit.
L’environnement domestique stricto sensu n’est pas un sujet pour moi, il s’agit plutôt de voir comment on l’exploite, on le touche, comment à travers lui on construit son rapport au monde.
Dernièrement, une vidéo m’a énormément marquée. Je l’ai découverte à travers le livre de Renate Lorenz Art queer ; une théorie freak. La vidéo, que l’on peut trouver sur YouTube, s’intitule In My Language, elle dure 9 min et s’articule en deux temps. Dans la première partie, on voit un corps humain dans un espace domestique, on le voit la plupart du temps de dos, parfois un zoom sur une partie de son corps.
Il se balance en rythme, il interagit avec les choses et les objets autour de lui, il sème des sons. Dans la deuxième partie de la vidéo, une voix nous explique ce que ce corps est en train de faire. Cette voix et ce corps sont ceux d’Amanda Baggs, une jeune femme atteinte d’autisme.
Le son est une voix numérique produite par Amanda Baggs elle-même, émise d’un synthétiseur vocal pour communiquer avec « nous ». Elle nous explique avec des mots, comment son langage fonctionne. Ne se traduisant pas par le biais des symboles et de la signification, mais plutôt par celui de l’action et de l’interaction. Je trouve cette double compréhension du monde extraordinaire. C’est un travail sur le langage oral autant que sur le langage physique.
J’ai été marquée par la capacité qu’elle avait à utiliser nos codes verbaux, notre mode de communication, pour nous exprimer le sien et nous le rendre intelligible. Par ce travail de traduction, elle opère un renversement et nous révèle que nous sommes les véritables « inadaptés ».
L’exposition «Casa Dolce Casa» a été pensée après le confinement et traite justement de cet espace domestique, dans ce qu’il peut avoir de confortant, de doux, mais aussi d’oppressant ou de dérangeant. Ce sont ces différentes couches, et la manière dont elles se superposent les unes aux autres qui m’intéressent. Une chose, une personne, un lieu, peuvent être tout à la fois menaçant et rassurant, doux et dangereux, fort et fébrile. L’idée est de ne pas choisir, mais d’explorer tous ces versants. Au Japon par exemple, lorsqu’un vase est cassé, on souligne la cassure en rajoutant de la feuille d’or. Ce geste me touche beaucoup.
Indira Béraud en conversation avec Chloé Royer